Ma montre vibre. « Hors parcours », qu’elle me dit. Encore… Je sors mon cell. Me localise sur la carte téléchargée (parce qu’ici, il n’y a pas de réseau, tsé). Je suis sorti du sentier. Encore… Je reviens sur mes pas, cellulaire à la main. Finis par retrouver la dernière balise rouge en forme de triangle. Il fait nuit noire. J’ai juste hâte de sortir du bois. Je tourne sur moi-même, à la recherche de la prochaine balise en forme de triangle marquée SF. Une balise qui réfléchit fuck all parce que ce sentier n’est absolument pas conçu pour être parcouru la nuit. Ni pour être couru tout court.

Mmmm, on dirait que le sol est très légèrement piétiné ici. Je fais un pas. Puis deux. Puis trois. Et après une poignée d’autres pas, je localise enfin la prochaine balise. Et je continue en pseudo courant. Jusqu’à ce que ma montre vibre à nouveau. « Hors parcours »… Grrrrr!

Cette rengaine, je l’ai vécue des dizaines de fois lors de ma Grande Traversée des Sentiers frontaliers, samedi dernier. Et je me suis demandé probablement autant de fois pourquoi je m’étais embarqué dans un tel projet. C’était con. Vraiment con.

Mais je l’ai fait. Probablement parce que je suis con. Vraiment con. Et un peu beaucoup tête de cochon.

Être le premier à réussir

Bref retour en arrière. Début de la pandémie, il y a deux ans. La frontière est fermée. Impossible d’aller jouer dans les White. Je me cherche donc des projets pour me challenger dans mon coin de pays. C’est là que l’idée a germé. La Grande Traversée des Sentiers frontaliers. Environ 82 kilomètres et 4000 mètres de dénivelé positif sur le sentier SF1, de la douane de Chartierville à celle de Woburn. Un sentier reculé, sauvage et très peu fréquenté, à part les secteurs de la montagne de Marbre et du mont Gosford.

Les randonneurs effectuent cette traversée en plusieurs jours, avec une ou plusieurs nuits de répit. Selon l’organisme qui gère les sentiers, personne n’avait encore réussi en une journée. Je comprends maintenant pourquoi. Faut être vraiment con pour ne serait-ce qu’essayer.

J’avais prévu tenter le coup en juillet 2020, mais des amis y étaient allés une semaine avant moi: ils avaient abdiqué avant la fin de leur projet devant l’ampleur des fougères. Je suis con, mais pas à ce point! J’ai donc mis le projet sur la glace, mais ça me trottait encore dans la tête…

Être vraisemblablement le premier à réussir quelque chose… Ce serait quand même cool, surtout à une époque où il apparaît de plus en plus difficile de se réinventer et d’accomplir des trucs qui n’ont jamais été faits sur cette planète.

Deux ans plus tard, personne n’avait encore réussi la traversée d’une traite, semble-t-il. Je me suis donc lancé en ciblant la seule période de l’année où ça me semblait réalisable. En mai, la neige n’y est pas encore toute fondue. Et dès juillet, les fougères et les herbes hautes recouvrent trop le sentier pour que ce soit courable, que je me disais. C’est finalement le cas même en juin. Sans compter les milliers de moustiques… Eh boy… Allô l’idée de génie!

Le premier tiers: insolite

Trois heures du matin. Je n’ai pas vraiment dormi. Juste avant de partir de chez ma blonde, elle me dit: « Sois prudent. Amuse-toi. Je t’aime. » Je ne me fais pas de café, pour ne pas trop la réveiller. J’en achèterai un en route. J’ai quand même une heure et demie à faire jusqu’à Chartierville. Erreur. Trois arrêts en chemin, zéro café trouvé.

4 h 45. Km 0. Le soleil vient de se lever alors que moi, je veux juste retourner me coucher. Tant pis, faut que je me botte les fesses. Go! J’ai quand même un plan (de marde) à respecter. Mon objectif: profiter de toutes les minutes de clarté pour avancer, être au moins au sommet de Gosford avant le coucher du soleil et me garder les 20 derniers kilos pour la nuit. Secrètement, j’espère me rendre à l’autre bout du sentier en moins de 20 heures.

6 h 15. Km 14. J’ai toujours autant les deux yeux dans le même trou. Je mets un pied devant l’autre, mais je ne m’amuse pas pantoute. Le sentier est rough. Vraiment rough. Tu cours deux pas. Tu en marches trois. Parce que tu ne vois pas ce qui t’attend. Y’a des feuilles, des fougères, des herbes hautes. Pratiquement personne ne passe ici. Ce sera comme ça pas mal du début à la fin…

Je réalise que j’avais fait mes devoirs sur papier: localisation des ruisseaux pour me ravitailler en eau et des rares points d’accès en auto, etc. Mais je n’avais fait aucun repérage sur le terrain, à part une dizaine de kilos près de la montagne de Marbre et une quinzaine dans le secteur de Gosford (lire ici: pas mal les seules sections du SF1 qui se pseudo courent finalement).

C’était tout le contraire pour ma Grande Traversée des Sentiers de l’Estrie, où j’avais sillonné la totalité du parcours dans les mois précédents. J’aurais peut-être dû en faire autant… Mais à bien y penser, je n’aurais jamais tenté ce plan de marde si j’avais réellement su dans quoi je m’embarquais!

J’arrive à l’abri trois faces du Brise-Culotte. J’adore ce nom! Je croise mon premier randonneur. Il a dormi ici et me trouve passablement rapide et tout aussi matinal. Je lui raconte mon projet du jour. « Ça c’est insolite », qu’il me dit.

En fait, le sentier SF1 en lui-même est insolite. Sur d’interminables kilomètres, il permet de se déplacer directement sur la frontière entre le Canada et les États, avec des bornes par ci par là.

Ici, la frontière est en réalité la ligne des hautes eaux. Si la goutte de pluie tombe à gauche de la ligne, elle s’en va dans le fleuve. Si elle tombe à droite, elle se dirige vers l’Atlantique. Simple de même. La forêt est rasée sur une vingtaine de mètres, comme si on lui avait donné un gros coup de clipper. Et le sentier SF1 ne contourne pas les obstacles naturels, comme le fait tout bon sentier qui se respecte: il suit la frontière, peu importe le dénivelé qui t’attend devant. J’avais vaguement oublié ce détail…

Une frontière… et beaucoup de fougères

Le deuxième tiers: soif

10 h. Km 26. Premier ravito, près du stationnement qui mène à la montagne de Marbre (ou de marde). J’ignore si ma blonde y sera ou non, mais je l’espère secrètement. Je sors du bois. Regarde au loin vers le 10e Rang Ouest. Elle arrive pile au même moment. Timing idéal! Deux minutes de plus et je repartais dans le bois pendant des heures. Elle m’accompagnera pour les dix prochains kilomètres. Allô le beau boost d’énergie! C’est le seul bout de ma traversée où je serai accompagné.

13 h 30. Km 39. Saddle Mountain. J’ai soif. Terriblement soif. Ma blonde m’avait laissé une gourde d’eau avant qu’elle ne reparte vers la van, à la base de la montagne de Marbre, mais ça n’a pas suffi. J’aurais dû me ravitailler au lac Danger. Sur la frontière dégarnie, le soleil tape et il doit bien faire 30 degrés. Je sais, pour avoir bien étudié le parcours, que les points d’eau sont rares jusqu’à Gosford. Je croise quatre gars qui arrivent de là. Ils n’ont pas remarqué de ruisseau en chemin… Eh merde, j’aurais tellement dû m’en tenir au plan et me ravitailler quand c’était le temps! J’économise mon eau, mais je sais très bien que je cours à ma perte si ça s’éternise… Je rêve d’une limonade glacée. Je texte mon souhait à ma blonde grâce à ma balise GPS, en espérant secrètement qu’elle comprendra le message.

Le sentier quitte enfin la frontière pour redescendre dans la forêt, ce qui augmente mes chances de croiser un point d’eau. Je me croise les doigts pour que ça arrive. Amen! J’ai vraiment le cul béni.

Le troisième tiers: des hauts et des bas

16 h 30. Km 53. J’arrive au deuxième et dernier ravito, à l’accueil du mont Gosford, avec un petit bouquet de fleurs sauvages (et déjà fanées) à la main. Ma blonde est là, avec ma limonade glacée. Amen!

Je suis motivé comme jamais. Je vais tellement être le premier à réussir cette traversée one shot! Et comme je suis un peu en avance sur mon horaire, je prends le temps de me rafraîchir en vitesse (vive la douchette à batterie!) et de me changer. Je mange quelques chips, un peu de nouilles, mais pas de Coke. C’est bien la première fois que mon estomac tient la route lors d’un ultra! Amen again!

Je repars, gonflé à bloc. Je sais que ce qui m’attend ne sera pas facile. Mais je suis maintenant persuadé que je réussirai. Et en bas de 20 heures si tout se déroule comme prévu.

Je sprinte en fou sur le plat pour bouffer des kilomètres pendant qu’il fait encore clair. Enfin, je peux courir un peu! Vient ensuite le mont Gosford, que je n’ai jamais monté aussi lentement. Je dois économiser mes jambes. La suite, je la connais, et ce ne sera pas le fun. La frontière entre Gosford et le bien nommé Trou du diable est probablement la portion de sentier la plus intense que je connaisse. Ça monte en fou et ça descend en fou. Et je devrai parcourir cette section en bonne partie à la frontale, avec près de 4000 mètres de dénivelé positif dans les pattes…

20 h. Km 69. Je réussis à texter ma blonde. Ça n’avance pas pantoute. J’avais réussi à garder un rythme d’environ 4 km par heure depuis le début, ce qui est déjà passablement lent pour le coureur mid pack que je suis. Mais le sentier est tellement technique et difficile à suivre que j’avance maintenant à 3 km/h environ. C’est interminable…

Je finis par écouter un podcast de l’ami Yannick, qui reçoit la très inspirante Anne Bouchard. Petit bonheur au milieu de nulle part, qui me fera avancer sans penser.

23 h 45. Km 79. Ma montre vibre. « Hors parcours », qu’elle me dit. Encore… Je sors mon cell. Me localise sur la carte téléchargée (parce qu’ici, il n’y a pas de réseau, tsé). Je suis sorti du sentier. Encore… Je reviens sur mes pas, cellulaire à la main. Finis par retrouver la dernière balise rouge en forme de triangle. Il fait nuit noire. J’ai juste hâte de sortir du bois. Je tourne sur moi-même, à la recherche de la prochaine balise en forme de triangle marquée SF. Une balise qui réfléchit fuck all parce que ce sentier n’est absolument pas conçu pour être parcouru la nuit.

Fuck! Il est où le sentier? Ce serait le bout de la marde de ne pas finir sous les 20 heures juste parce que je n’arrive pas à suivre la trail! Depuis le début, j’ai la désagréable impression d’être dans une course où l’on cherche désespérément les flags… Sauf qu’ici, c’est carrément les balises du seul sentier existant qu’il faut constamment tenter de trouver. Clairement, il s’agit d’un superbe sentier de longue randonnée, mais qui n’est aucunement pensé pour pouvoir le traverser en une journée.

Mmmm, on dirait que le sol est très légèrement piétiné ici. Je fais un pas. Puis deux. Puis trois. Et après une poignée d’autres pas, je localise enfin la prochaine balise. Et je continue en pseudo courant. Jusqu’à tomber sur une route de gravier. J’accélère le rythme. Je regarde rapidement mon cell, pour être sûr d’être sur le bon chemin, parce que les balises sont aussi rares que le nombre de randonneurs croisés dans la journée.

Je vois finalement la barrière qui indique la fin du sentier. Ça y est. J’y suis arrivé. En 19 h 46. Amen!

Épilogue

Est-ce que je recommande ce plan de marde? Non, vraiment pas! Et je n’ai aucunement le goût de recommencer! En fait, la difficulté de cette traversée en une journée surpasse tous mes précédents projets home made, que ce soit la Grande Traversée des Sentiers de l’Estrie en plein automne avec beaucoup trop de feuilles au sol, la quadruple traversée d’Orford et mon 100 miles en 24 heures en mode backyard dans les rues de mon quartier en pleine tempête de neige tout en enregistrant un balado-réalité.

Non, cette traversée du SF1 n’était clairement pas pour les doux! Mais maintenant, je suis fin prêt pour la suite, à commencer par le 50K du QMT samedi prochain avec mon amoureuse. Ça va sûrement être plus le fun! Game on!

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