« Ben voyons, t’as même pas l’air content! Es-tu fier de toi au moins? » Ma blonde a le don de me poser les bonnes questions.

Ça doit faire une heure que j’ai terminé ma Grande Traversée des Sentiers de l’Estrie, un défi colossal de 140 km et 6100 mètres de dénivelé positif. Un défi que je croyais impossible à relever il y a quatre ans, lorsque j’y avais pensé pour la première fois.

J’ai réussi, et sous la barre des 30 heures, comme je le souhaitais en secret. J’ai réussi, alors qu’on est à la fin octobre et que la clarté du jour se fait rare. J’ai réussi, même si les feuilles au sol ont considérablement ralenti ma progression.

C’était un plan de marde, un vrai. Un ultra home made, en solo la très grande majorité du temps, qui a mis mon mental à rude épreuve.

Suis-je content? Suis-je fier d’avoir rallié les deux extrémités de la trail principale des Sentiers de l’Estrie par la seule force de mes jambes? Suis-je heureux d’avoir atteint le vieux pont de fer de Richmond après avoir quitté le village frontalier de Glen Sutton la veille au matin, sans dormir une seule minute, sans que j’aie mal aux pieds et sans que mon estomac ne fasse des siennes?

Et la réponse est… non. Je ne suis pas si content. Je ne suis pas si fier.

De Glen Sutton à Bolton – km 0 à 42 (2300 m de D+)

Vendredi 29 octobre. 8h. Autour de zéro. Pas un nuage dans le ciel. Météo parfaite. Je roule sur l’autoroute. En passant devant Orford, je me dis que j’y reviendrai cette nuit… sur mes deux jambes. Mon cerveau ne comprend pas trop. Arrivé à Eastman pour y laisser mon auto, j’embarque avec mes parents/taxi d’un jour. Environ 35 minutes plus tard, on arrive au départ, au milieu de nulle part, à Glen Sutton, pas loin du Diable vert. Pile à l’heure. 9 h. C’est parti.

Les feuilles cachent totalement le sentier, déjà technique à souhait avec ses multiples roches et racines. Je dois constamment repérer la prochaine balise carrée blanche et rouge pour savoir où aller, tout en faisant attention pour ne pas me virer une cheville. Aussi bien m’habituer : ce sera comme ça jusqu’à demain après-midi. Ce n’est pas une surprise.

Après deux heures à constamment chercher mon chemin, j’aboutis enfin, pile dans le temps estimé, dans les sentiers du mont Sutton, non loin du lac Mohawk. Direction le Round Top, bondé de jeunes écoliers, puis cap sur le mont Écho via le Nombril.

C’est au sommet d’Écho que ça m’a fessé sans avertissement. Douleur pas rapport à une jambe. Puis à l’autre. Fuck! J’en suis juste à une vingtaine de kilos et on dirait que j’en ai déjà couru 100! Pas de panique… Un ultra, ça ne fait pas juste du bien. Je l’avais oublié.

J’ai gardé le focus sur le mont Singer et la compote de pommes que j’allais engloutir comme récompense au sommet. Puis, après cinq kilos de douleurs aléatoires dans le bas du corps, ça a fini par passer. J’avais déjà fait plus de 2000 mètres de dénivelé positif en environ 25 kilos. Le tiers du dénivelé… condensé dans le premier cinquième du parcours. Normal que ça fasse mal!

Selon le plan initial, ma blonde devait m’attendre avec le Safari Condo de mes beaux-parents dès ma sortie du bois, sur la 243, vers le 35e kilo. Je l’ai textée pour lui dire que je repoussais le premier ravito au 42e kilo, question de couper en deux les 12 kilomètres de route que j’avais à faire avant de retrouver un bout de sentier. Rien de mieux que de savoir que j’allais la retrouver pour me motiver à courir plus vite sur l’asphalte plate! Et, environ trois kilos avant le point de rendez-vous tant attendu, bang! Elle apparaît en surprise pour courir avec moi! Je souriais déjà (parce que je souris tout le temps, ça a l’air), mais je souris encore plus. Ça me donne un boost de la mort! Direction Gérard, alias le Safari Condo/ravito. Les petites patates, les chips et les nouilles vont être bonnes! Pour une fois que je suis capable d’ingurgiter autre chose que du Coke!

De Bolton à la base d’Orford/route 112 – km 42 à 73 (1000 m de D+)

Après 15 minutes de pause, je repars sur le chemin de terre qui allait me faire retrouver le sentier au bout de 5 kilomètres de montée. La nuit commence à tomber en même temps que mon sourire. Pas évident de repartir seul, la nuit, après avoir été si bien accompagné pendant un (trop) court laps de temps… Je mets de la musique pour me changer les idées. Ça monte solide jusqu’au chemin de la Tour.

La portion qui m’attend est rough. Je le sais. J’ai bien fait mon travail de repérage avant. Il y avait d’abord le long détour de 12 kilomètres de route nécessaires pour contourner le mont Glen, où les droits de passage ont été perdus du côté de l’ancienne station de ski. Quel dommage! Et ensuite, le sentier est si peu fréquenté qu’il est sauvage à souhait. Balisé de façon rudimentaire, comme beaucoup d’autres sections des Sentiers de l’Estrie. À plusieurs reprises, je sors mon application TrailConnect pour être sûr de prendre la bonne jonction. Ça n’avance pas aussi vite que je voudrais, mais reste que c’est chez nous. J’ai le privilège de courir d’un bout à l’autre du sentier qui traverse mon coin de pays. Un sentier dont je connais tous les segments, mais que je n’avais jamais osé courir d’une traite avant. Et je l’apprécie de plus en plus, au fil des kilomètres.

J’alterne entre des sections de route et de trail, en suivant le parcours que j’avais dessiné pour me rendre jusqu’à la base d’Orford en dépit de la perte de plusieurs droits de passage dans le secteur du mont Chagnon. En m’approchant d’Eastman via un sentier du parcours Missisquoi Nord, j’aperçois une frontale. C’est ma blonde qui arrive à ma rencontre! Quelle belle surprise, encore une fois! Je regarde ma montre et… je suis en avance sur mon temps estimé! What? J’avais surestimé la distance de 6 kilomètres et je viens de gagner au moins 45 minutes. Yeah! Il me reste 7 kilomètres de route pour me rendre jusqu’au prochain ravito, à la limite du Parc national du Mont-Orford, sur la route 112. Avant même de commencer cette folle épopée, je me disais que ma course commencerait à ce moment. Et, heureusement, tout va bien encore : je me suis tourné une cheville seulement trois fois depuis mon départ.

De la 112 à la 220 – km 73 à 97 (1400 m de D+)

Patates, chips, nouilles. Vêtements secs. Jambes dans les airs pendant cinq minutes. Et… du Coke, juste pour le boost de caféine. Trente minutes plus tard, j’attaque la traversée d’Orford à vitesse petit v. Pour l’avoir fait plus d’une fois, je sais pertinemment que la deuxième partie intense de mon ultra maison m’attend : Ruisseau-des-Chênes, sommet d’Orford, les Crêtes, l’Escalier du nord, puis le mont Chauve par le flanc ouest. La traversée d’Orford, ce n’est pas pour les doux.

Contre toute attente, le sentier a été soufflé! Il n’y a aucune feuille au sol! C’est presque trop beau.

Tout en écoutant des podcasts de trail, j’avance comme je peux, avec mes jambes qui lèvent de moins en moins, en oubliant pour la première fois mon chrono. Je vis, enfin, le moment présent. J’ai de la difficulté à croire d’où je suis parti le matin.

J’arrive finalement à la 220 où m’attendent ma blonde et mes partners de la première heure, Fanny et Dom. J’avais estimé 6 h pour ce segment. Ça m’en aura pris 6h15. Le soleil est sur le point de se lever. Le plus difficile est maintenant derrière moi.

De la 220 à Richmond – km 97 à 140 (1400 m de D+)

Après une petite pause de 15 minutes, je repars avec Fanny et Dom, qui seront mes pacers pour les 15 prochains kilos. On jase du début à la fin. Ça fait du bien d’avoir de la compagnie après une si longue nuit! Le mont des Trois Lacs, puis le ruisseau Ely et le lac LaRouche, je ne les ai pas vus passer.

Mes pacers me quittent à la 222. Et je repars, seul, pour un interminable segment de quatre heures qui me mènera jusqu’à Kingsbury. C’est l’un des pires bouts, je le sais. Du balisage sommaire, une trail quasi invisible à cause des feuilles et qui viraille sans raison apparente, surtout dans la deuxième moitié. Mais juste un peu de pluie, sans être le déluge annoncé. Je dois mener une bonne vie.

Pour me redonner du pep, j’écoute le balado-réalité de l’ami Yannick Vézina, qui a fait le 160 du BU quelques semaines plus tôt. Il raconte, en temps réel, ce qu’il vit pendant sa course. Et lorsqu’il s’approche de la ligne d’arrivée, ma babine se met à shaker. Je suis en train, moi aussi, de réussir mon défi. Non non non, ce n’est pas le temps de brailler. Tu seras ému quand tu auras terminé, pas avant!

Je finis par sortir à Kingsbury (enfin!) et je retrouve ma blonde et mon beau-père au parc municipal. Eliane m’accompagnera jusqu’à la fin. On file dans la trail, en mode conservateur, mais tout en ayant l’objectif du sub-30 heures en tête. Faudrait pas que je me vire une cheville en étant aussi proche du but!

On suit le sentier balisé, puis une indication officielle qui nous mène dans un champ, puis vers une route. Bizarre, je n’étais pas passé par ici lors de mon repérage, il y a quelques semaines… Pas grave, on va suivre les indications… qui finissent par disparaître complètement quand on atteint la route. Balisage rudimentaire, que je disais! J’ouvre Google Maps pour être sûr d’aller dans la bonne direction. Ça fait 29 heures que je cours et il reste environ 6 kilomètres de route avant la ligne d’arrivée. C’est jouable! Go, on ouvre la machine, jusqu’au vieux pont, qu’on traversera après 29h37.

140 km. 6100 m de D+. La Grande Traversée des Sentiers de l’Estrie, de Glen Sutton à Richmond. Job done.

Prêt pour plus

« Ben voyons, t’as même pas l’air content! Es-tu fier de toi au moins? » Ma blonde a le don de me poser les bonnes questions.

Après mûre réflexion, je n’étais ni content ni fier sur le coup. J’éprouvais plutôt un sentiment de nostalgie.

Nostalgique à l’idée que cette grande aventure soit terminée. Nostalgique à l’idée de ne plus me promener dans le bois jusqu’au prochain ravito maison en sachant exactement où chaque truc était rangé dans mon sac d’hydratation.

Nostalgique, mais aussi déjà la tête à rêver à mon prochain défi et à me dire que je suis vraiment fait pour du très, très long. Parce que, même après avoir traversé les Sentiers de l’Estrie d’un bout à l’autre, dans des conditions loin d’être idéales, j’aurais aisément pu continuer encore très longtemps. Mon corps et ma tête sont prêts pour plus. Beaucoup plus.